«Blues pour l'homme blanc» de James Baldwin aurait pu être écrit aujourd'hui - Slate.fr

par Cyril Marchan — 6 septembre 2020
«Tu sais pourquoi ça a fonctionné? Parce que tu m'as parlé comme à un écrivain.» C'est en écrivain, donc, que James Baldwin conclut sa superbe interview dans le mensuel américain Playbill, en 1964. (à lire ici)
Le titre spécialisé des arts de la scène et du théâtre reçoit l'homme pour sa nouvelle publication, Blues for Mister Charlie.
Il lui aura fallu moins d'un an pour écrire Blues, cette pièce qu'il ne voulait pas écrire. Par résistance et par mépris pour le théâtre américain des années 1960, malsain et inculte, à l'image des producteurs qui monopolisent la plupart des scènes du pays. Mais peut-être surtout par crainte de disparaître en tant qu'écrivain. Baldwin dramaturge, c'était un trop grand sacrifice pour le negro writer qui devait déjà prouver sa légitimité d'écrivain.
Finalement voilà que sa pièce est produite à Broadway. Consécration, reconnaissance et pied de nez à l'histoire. L'Amérique est minée par les crimes racistes et les luttes pour les droits civiques. L'affiche propose un drame de cité fiction qui ne dissimule rien de la réalité de l'époque. L'histoire de Blues démarre à Plaguetown –littéralement la «ville de la peste»– sur un coup de feu. Richard, un jeune homme noir, vient de se prendre une balle et le coupable s'appelle Lyle, un petit commerçant blanc qui veut que «tous les nègres finissent [...] le nez dans l'herbe».

Au premier acte du récit où se noue le drame parmi les Noir·es succède un deuxième, centré sur les dialogues entre Blanch·es, perçant à jour les mécanismes d'un racisme bien ancré. L'ambiance laisse planer une atmosphère d'aliénation qui aura son procès dans le troisième et dernier acte de la pièce. Sur le plan scénique, auquel Baldwin consacre une longue didascalie en préambule, le récit évolue depuis l'église et sa façade noire jusqu'au tribunal blanc qui lui fait face, fier, surmonté d'un dôme majestueux planté d'un drapeau américain. La route qui sépare les deux bâtiments est à l'image de l'allée centrale qui divise en permanence les Blanc·hes et les Noir·es, aussi bien dans l'église que dans la salle d'audience du tribunal. Comme une frontière entre deux communautés qui perdure quel qu'en soit le lieu.
Derrière l'apparente simplicité de cette présentation, il y a chez Baldwin le souci de restituer un contexte évidemment plus complexe, où la situation socio-économique fait de «Monsieur Charlie» –le blanc «de base» qu'on désigne dans l'argot noir–, une victime collatérale du racisme dans lequel il s'enferme. Subtilité des représentations et des registres de langage, comme cet argot que Baldwin mobilise souvent mais ne revendique jamais pour ne pas l'opposer, ce qui serait essentialisé comme la langue légitime, la langue qui domine.
La pièce est un coup de maître mais pas un coup d'essai: dix ans plus tôt, il présentait Le Coin des «Amen», sa toute première pièce en forme de charge contre le pouvoir de l'Église et le contrôle qu'elle exerce sur les croyant·es de la communauté noire. Mais cette pièce là, Blues, il n'aurait pas pu l'écrire avant, comme il le dit lui-même: «Je sais que si j'avais écrit cette même pièce il y a dix ans, personne ne l'aurait produite –certainement pas à Broadway. Elle est aujourd'hui née d'une rencontre dans le temps, d'une conspiration de l'histoire ou d'une coïncidence.» Entre-temps, l'Amérique a évolué. Baldwin démarre l'écriture de Blues en 1963 et il est très actif dans les meetings pour les droits civiques. Il est alors une voix prépondérante de la défense des Noir·es américain·es. Mais l'écriture de cette seconde pièce ne s'impose à lui qu'à la mort de son ami Medgar Evers, un militant des droits civiques abattu devant chez lui par un suprémaciste blanc. «Je décidais que rien au monde ne pourrait m'empêcher de mener cette pièce à terme.»
Une traduction inédite
À juste titre, l'auteur de l'excellente traduction de Gérard Cogez qui paraît chez Zones s'interroge dans son avant-propos: «On peut se demander pourquoi la pièce n'avait pas encore connu de traduction française.» Le traducteur signe en octobre 2019. Sept mois plus tard la vague déclenchée par le meurtre de George Floyd ne rend la question que plus légitime. En juin, la France marche à son tour en réclamant la vérité pour l'affaire Adama et dans les jours qui suivent, les éditions Zones annoncent la sortie prochaine d'une pièce inédite de Baldwin. Le tweet est signé avec le hashtag #BlackLivesMatter.
La traduction était déjà dans les tuyaux, mais elle tombe bien. Elle intervient surtout à un moment où, depuis quelques années, les ventes de livres antiracistes explosent en France comme dans le paysage anglo-saxon. C'est particulièrement vrai depuis la mort de George Floyd, où les titres du genre caracolent en tête des listes d'achat sur Amazon États-Unis et Royaume-Uni. Des essais ou des classiques qui ont en commun d'interroger le privilège blanc ou les inégalités raciales. Au Royaume-Uni, le titre de Reni Eddo-Lodge fait un carton (Why I'm No Longer Talking to White People about Race). La version originale est en rupture de stocks pendant plusieurs semaines, tout comme sa traduction française parue en 2017 chez Autrement (sous le titre Le racisme est un problème de Blancs).
Aux États-Unis, c'est Robin DiAngelo qui s'impose avec son White Fragiliy (La Fragilité blanche, numéro 1 pendant plusieurs semaines et encore aujourd'hui en très bonne place dans le classement des meilleures ventes sur Amazon. L'essai aura droit lui aussi à sa traduction française aux éditions Les Arènes.
La demande du public est croissante, et avec elle –forcément– un débat s'ouvre dans les maisons d'édition comme dans les rédactions: faut-il changer de ton pour parler du racisme? Une question que les éditorialistes traduisent (très) souvent par: peut-on encore penser librement dans les démocraties libérales de l'ère postcoloniale?
Un exemple récent a fait parler au New York Times. Bari Weiss, jeune et brillante journaliste de 36 ans embauchée par le quotidien en 2017, officialisait cet été son départ des pages Opinions du titre ouvertement progressiste et anti-Trump. La «centriste de gauche», que personne ne pouvait accuser de racisme, était réputée pour ses positions modérées. Dans son communiqué de départ, elle dénonce pourtant le «harcèlement» de certain·es de ses collègues très revendicatifs, le tout couvert par le silence complice de la direction du journal. Ce que décrit Weiss témoigne d'une division fondamentale d'un même camp progressiste, partagé par un conflit de générations. Avec d'un côté une vieille garde centriste campée sur des positions universalistes jugées molles, de l'autre une frange de jeunes qui travaillent à la rédaction et à l'édition, et qui s'identifient aux luttes féministes et antiracistes avec une approche intersectionnelle. Aux États-Unis, ces professionnel·les revendiquent leur appartenance à une culture woke, terme issu là encore de l'argot afro-américain pour parler d'un regard éveillé et combatif.
Baldwin pionnier de la culture «woke»?
La question de la position à adopter face au racisme traverse encore cette élite libérale demeurée impuissante devant la persistance des violences faites aux Noir·es. L'éditeur historique de Baldwin récemment disparu, James Silberman, résumait d'ailleurs très bien l'état d'esprit de cette élite consciente de son propre décalage avec la situation qu'elle dénonce. Silberman, homme blanc de son état tout droit sorti d'Harvard, est devenu proche de Baldwin dans les années 1950. Pour lui, apprendre à connaître Baldwin et lire son travail avait valeur d'éducation pour comprendre la situation de l'être humain noir aux États-Unis, de façon «beaucoup plus claire que n'importe quelle autre expérience».
Le contexte d'écriture de Blues nous rappelle que ce débat n'est pas nouveau. En 1963, c'est la grande marche sur Washington pour l'emploi et la liberté. Martin Luther King prononce son «I have a dream» et dans les mois qui suivent, les violences qui continuent d'émailler le pays laissent de nombreuses personnes perplexes: le discours de King est historique, mais il évacue la colère. L'asphyxie pousse certain·es Afro-Américain·es à changer de stratégie pour adopter la violence. Autrement dit, à se défendre par les mêmes armes que celles des agresseurs. À l'époque toujours, les plus jeunes découvrent un Malcolm X bien plus radical que les prêches du pasteur King.
Au moment où il écrit sa pièce, Baldwin lui-même s'interroge sur l'efficacité de la non-violence. Sa proximité avec Malcolm X et son souci de faire du racisme une affaire collective font aussi écho à ce décalage générationnel. Baldwin, dans un premier temps, voulait donc déconstruire le racisme pour en donner une représentation systémique, portée à la conscience de tous: «L'action de la pièce implique l'effroyable découverte que personne n'est innocent.»
C'est aussi tout l'intérêt de cette parution que de nous rappeler que Baldwin finit par opérer un choix entre ces deux positions. Car la traduction de Blues offre au public francophone l'une des œuvres les plus radicales de l'écrivain. Pas tant parce qu'elle donnerait une représentation manichéenne du conflit entre Blanc·hes et Noir·es, mais par son souci de donner à la violence un rôle central dans la lutte contre le racisme. Au verdict final, Lyle –le meurtrier– est acquitté, non pas parce qu'il n'a pas tué Richard, mais parce qu'il l'a fait pour des raisons que le jury (blanc) a considérées comme nécessaires à la restauration de l'ordre racial de Plaguetown. Le pasteur noir termine sur ces mots avant que la communauté noire ne se rassemble en cortège pour une nouvelle protestation: «Voyez-vous, pour nous, tout commence par la Bible et le fusil. Peut-être que cela finira avec la Bible et le fusil.»
C'était il y a plus de cinquante ans et les résonances avec aujourd'hui sont évidentes: les manifestations, l'impunité, le conflit idéologique qui gagne jusqu'aux choix des personnes du milieu culturel... Seule la question des droits civiques semble avoir avancé sans rien renier du phénomène destructeur que visait si justement Baldwin: le racisme hégémonique et ses aspects culturels et structurels bien vivaces.