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Mouvement contre les violences policières : James Baldwin, la voix des Afro-Américains -Le Parisien


Né à Harlem, l’écrivain a fui le racisme pour accomplir à Paris son destin. Jusqu’à sa mort, en 1987, il a mené le combat des droits civiques, croisant la route de Malcolm X et de Martin Luther King.

Par Stéphane Loignon - Le Parisien Week-End 19 juin 2020

En 1962, huit ans après le début du mouvement des droits civiques, qui réclame la fin des discriminations envers les Noirs aux Etats-Unis, l'écrivain James Baldwin lance une prophétie : « Si nous nous montrons dignes — et par nous, j'entends les Blancs relativement conscients et les Noirs relativement conscients […] —, peut-être la poignée que nous sommes pourra-t-elle mettre fin au cauchemar racial […] »

Dans le cas contraire, conclut ce texte intitulé « Lettre d'une région de mon esprit », « reste le feu ». Cinquante-huit ans plus tard, alors que les Afro-Américains défilent de nouveau pour demander justice, l'avertissement ne semble pas avoir été entendu. Mais il n'a pas été oublié non plus. Le 4 juin, l'ex-président Barack Obama a rappelé sur Twitter l'importance visionnaire de cette « méditation fondatrice sur la race par l'un de nos plus grands écrivains », décisive pour « comprendre la peine et la colère derrière les manifestations ».

Il grandit à New York dans la misère

La vie de cet autodidacte de génie, dont les écrits connaissent un regain d'intérêt depuis la sortie du documentaire basé sur ses textes « I Am Not Your Negro », nommé aux Oscars en 2017, est aussi riche que son œuvre. Né à Harlem, le 2 août 1924, aîné d'une fratrie de neuf enfants, il grandit dans la misère à New York.

Ouvrier dans une usine d'embouteillage, son père adoptif — jusqu'à l'âge de 17 ans, James Baldwin a cru qu'il était son père biologique — peine à subvenir aux besoins du foyer, où vit aussi la grand-mère de James, une ancienne esclave. « Jimmy », comme l'appellent ses amis, entretient des relations difficiles avec ce patriarche colérique et pieux. Battu à la maison, il l'est aussi parfois dans son quartier. Deux policiers blancs en patrouille le molestent alors qu'il n'a que 10 ans. « Je n'imagine pas un seul Noir né dans ce pays qui n'ait, avant l'âge de la puberté, été effrayé d'une manière irréparable par ses conditions de vie », écrira-t-il en 1948.

Dans ce ghetto, le jeune garçon fluet, à l'intelligence hors du commun, saisit les opportunités qui s'offrent à lui. Son institutrice, Orilla Miller, repère vite son potentiel. « Elle l'encourage dans ses lectures, le conduit au cinéma, au musée, au théâtre… », raconte Gérard Cogez, professeur de littérature à l'université de Lille et traducteur de la pièce « Blues pour l'homme blanc » (à paraître le 27 août aux éditions Zones/La Découverte). D'elle, Baldwin dira qu'elle a été son « premier indice que les Blancs étaient humains ».

James Baldwin, ici à La Nouvelle-Orléans, en 1963, s’est battu sans relâche pour « mettre fin au cauchemar racial ». Getty Images/Micheline Pelletier/Gamma-Rapho

Grâce à son talent oratoire, l'ado­lescent devient, à 14 ans, prédicateur dans l'église pentecôtiste. Il intègre, au même âge, un grand lycée du Bronx, à New York. « Il y devient ami avec des Blancs, dont le futur photographe Richard Avedon », indique Samuel Légitimus, président fondateur du Collectif Baldwin, une association qui promeut son œuvre. En s'ouvrant à ce monde nouveau, Baldwin entre en conflit avec son père, « qui pense qu'aucun Blanc ne peut être sauvé, même s'il paraît de bonne volonté », poursuit cet inconditionnel de l'auteur. L'adolescent s'émancipe. A 17 ans, il abandonne la prédication et décide de devenir écrivain. « Une autre manière de témoigner l'amour », commente Samuel Légitimus.

Un aller sans retour pour Paris en 1948

Quand son père meurt, en 1943, « Jimmy » doit renoncer aux études pour travailler. Il enchaîne les petits boulots à Greenwich Village, le quartier des artistes, dans le sud-ouest de Manhattan, et y fait de multiples rencontres, dont celle d'un acteur débutant, Marlon Brando, qui devient son colocataire.

« Il travaille comme plongeur, gardien d'ascenseur, serveur dans un restaurant caribéen, et écrit en parallèle », raconte Samuel Légitimus. L'aspirant romancier apporte un manuscrit à son aîné, le célèbre écrivain Richard Wright, lui aussi petit-fils d'esclaves, qui lui obtient une bourse. James Baldwin parvient à publier quelques critiques littéraires, mais son avenir est bouché dans cette société où le racisme reste omniprésent. En 1946, son meilleur ami se suicide en sautant du pont George-Washington. Deux ans plus tard, Baldwin, déprimé, tourmenté par son homosexualité, décide de dépenser ce qu'il lui reste dans un aller sans retour pour Paris. « En restant à New York, il craint de connaître le même sort que son ami », précise Gérard Cogez.

En 1975, James Baldwin vit dans le sud-est de la France depuis cinq ans. Il y a notamment écrit sa célèbre lettre ouverte à ma sœur Angela Davis, un plaidoyer contre l’intolérance. Getty Images/Anthony Barboza

C'est avec 40 dollars en poche, sans parler un mot de français, qu'il atterrit à Paris. Les débuts sont difficiles. En décembre 1949, il est accusé à tort d'un vol de draps dans l'hôtel sinistre où il vit, rue du Bac, et passe Noël à la prison de Fresnes. Libéré après huit jours de détention, il tente de se pendre dans sa chambre. Dans cette nouvelle vie, néanmoins, il parvient néanmoins à prendre son envol. « En Amérique, la couleur de ma peau formait une barrière qui m'empêchait d'être moi-même ; en Europe, cette barrière avait disparu », expliquera-t-il.

Il fréquente des compatriotes en exil, comme la danseuse Joséphine Baker, le trompettiste Quincy Jones ou le saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, et écrit pour des revues américaines. En 1953, il publie « La Conversion ». Ce premier roman inspiré de sa jeunesse, qui suit une famille lors d'une nuit de prière, est acclamé par la critique. L'écrivain change ensuite complètement de thème pour narrer une histoire d'amour homosexuelle à Paris dans « La Chambre de Giovanni », en 1956. Aujourd'hui un classique de la littérature américaine.

«Tous les hommes sont frères, voilà la vérité»

Après neuf ans d'exil, l'Histoire rappelle James Baldwin à son devoir. Quand il découvre, sur un kiosque, la photo d'une adolescente afro-américaine, Dorothy Counts, huée par une foule raciste alors qu'elle fait sa rentrée au lycée, à Charlotte (Caroline du Nord), il regagne sur-le-champ sa patrie, en 1957. Il se joint alors au mouvement des droits des civiques dont il devient l'une des grandes voix, à mi-chemin entre la non-violence de Martin Luther King et la radicalité de Malcolm X, qu'il fréquente tous deux.

A Montgomery (Alabama), James Baldwin (assis en bas à g.) assiste au discours de Martin Luther King, le 25 mars 1965, après la troisième marche pacifique de Selma pour les droits civiques des Noirs. Getty Images/Steve Schapiro/Corbis

Orateur hors pair, il défend les droits des Noirs sur les plateaux télé et dans les universités. « Ce que les Blancs doivent faire, c'est essayer de trouver au fond d'eux-mêmes pourquoi, tout d'abord, il leur a été nécessaire d'avoir un nègre, parce que je ne suis pas un nègre […], je suis un homme. Mais si vous pensez que je suis un nègre, ça veut dire qu'il vous en faut un », déclare-t-il lors d'une interview célèbre, en 1963. Surveillé par le FBI, il milite sans relâche, tout en poursuivant son œuvre, publiant notamment, en 1962, le roman « Un autre pays », qui met en scène un musicien dépressif, meurtri par le racisme.

Accablé par les assassinats successifs de Martin Luther King et de Malcolm X, Baldwin revient en France, en 1970, et s'installe dans le village de Saint-Paul-de-Vence (Alpes-Maritimes). Par l'entre­mise de ses amis Simone Signoret et Yves Montand, avec qui il converse en français, il déniche une chambre dans un mas qu'il ne quittera plus. Sous la tonnelle, à sa « table de bienvenue », comme il la surnomme, l'écrivain reçoit, été après été, les plus grands noms du jazz — Nina Simone, Miles Davis, Stevie Wonder, Ray Charles —, mais aussi la future prix Nobel de littérature, Toni Morrison, ou l'académicienne Marguerite Yourcenar, qui traduit l'une de ses pièces, « Le Coin des Amen ».

L’écrivain était proche de nombreux musiciens afro-américains, comme Nina Simone. Getty Images/Seborah Feingold

Dans cette charmante demeure, il écrit, en 1970, sa célèbre « Lettre ouverte à ma sœur Angela Davis », plaidoyer contre l'intolérance, ou encore le roman « Si Beale Street pouvait parler », en 1974, récemment adapté au cinéma. Il y meurt le 1er décembre 1987, emporté par un cancer. Presque trente-trois ans plus tard, son humanisme sans concession fait vibrer une nouvelle génération, avide d'entendre ses leçons. « Tous les hommes sont frères, voilà la vérité, insistait-il. Si vous n'acceptez pas ce point de départ, vous n'acceptez rien du tout. »

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