JIMMY, UN HARLEMITE A PARIS - Le premier exil (1948-1957)
A 24 ans, le jeune Jimmy Baldwin décide de quitter les États-Unis pour la France. « Je ne suis pas allé à Paris, j’ai fui les États-Unis! Le 11 Novembre 1948, j’ai débarqué sur le sol français avec quarante dollars en poche et une trouille monstre. Je ne connaissais pas un mot de français; je ne savais pas comment j’allais survivre. Mais j’étais certain que, quoi qu’il puisse m’arriver, ça ne pouvait pas être pire que ce qui risquait de m’arriver si j’étais resté aux États-Unis. » Paris va permettre à Baldwin de découvrir son identité. Pour la première fois de sa vie, il se sentira délivré du poids du racisme. « A Paris, j’ai réussi à me débarrasser de tous les stéréotypes dont m’avaient infligé mes concitoyens... Et, une fois que vous vous en êtes débarrassé, c’est irréversible !... A Paris on me laissait tranquille - tranquille de devenir ce que je voulais devenir... Je pouvais écrire, penser, ressentir, marcher, manger,respirer librement. Aucune sanction ne venait frapper ces simples faits humains... Même lorsque je mourais de faim, c’était différent qu’aux États-Unis. Ici, c’était moi, Jimmy, qui mourait de faim et non l’homme noir que j’étais. » Dans sa période parisienne, une des découvertes les plus importantes de Baldwin fut le fait qu’il n’avait plus à s’excuser de vouloir devenir écrivain comme il était constamment contraint de le faire aux USA. « En Europe l’artiste était respecté et n’avait pas à se faire passer pour un « travailleur régulier ». C’était comme si je sortais brusquement d’un tunnel et me retrouvais dans la lumière d’un ciel dégagé. En fait, il me semble que c’est à Paris j’ai commencé à voir le ciel pour la première fois. » Malgré trois essais importants - Roman de Protestation Pour Tous, Tant de Victimes et le Noir à Paris - qui le font connaitre du milieu littéraire parisien, Baldwin n’arrive pas à achever le roman qui le hante depuis des années. Peut-être le caractère semi-autobiographique de celui-ci rouvre t-il en lui des blessures profondes? « Le roman a été très difficile à écrire car j’étais très jeune quand je l’ai commencé - j’avais 17 ans - et j’essayai d’élucider la relation conflictuelles que j’avais entretenue avec mon beau-père. Il y avait des thèmes que je n’arrivais pas à traiter techniquement. Et surtout je n’arrivais pas à élucider certaines choses en moi-même. Je dois beaucoup à Henry James et sa théorie du « centre de la conscience», théorie qui consiste à utiliser une intelligence simple pour raconter l’histoire. C’est lui qui m’a donné l’idée de centrer tout le roman autour de l’anniversaire de John. » Finalement, un ami le pousse à aller passer l’hiver de 1951 dans la solitude d’un village suisse: Loèche-les-bains. C’est dans ce paysage aussi éloigné de Harlem qu’on peut l’imaginer que Baldwin va enfin terminer: Go Tell it on the Mountain (La conversion). Après trois années en France, loin des États-Unis, le jeune Jimmy, ex-prédicateur prodige de Harlem devient enfin James Baldwin, écrivain. Un bref séjour à New York s’en suit pour la signature du contrat d’édition (chez Knopf), mais la vie de New York n’ayant pas beaucoup changé, Baldwin décide de revenir aussitôt en France. En attendant la publication de son roman, Baldwin va se sentir en vaine d’inspiration. Il va écrire successivement The Amen Corner (Le Coin Des Amen) une pièce de théâtre, et One for my Baby, un autre roman qui, finalement, aura pour titre Giovanni’s Room (la chambre de Giovanni). Peu de temps après la parution de Go tell It On The Mountain, la guerre d’Algérie éclate. Les brutalités policières dont il est témoin le choque profondément. « Je me suis soudain rendu compte que la ville dans laquelle je m’étais réfugié et que je croyais enchantée avait elle-aussi ses nègres. La guerre d’Algérie commençait. Durant cette période, je ne dûs mon salut qu’au seul fait que je possédais un passeport américain. » En 1956, Le magazine anglais Encounter demande à Baldwin de couvrir le 1er Congrès des Écrivains et des Artistes Noirs, organisé par Alioune Diop et Présence Africaine, qui se tient à la Sorbonne. Parmi les personnalités invitées on peut y voir Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Édouard Glissant, René Depestre, Jacques-Stephen Alexis et naturellement, Richard Wright. Baldwin va alors se découvrir dans une toute nouvelle perspective: celle d’un homme noir ayant perdu tout contact direct avec l’Afrique; celle d’un homme noir n’ayant plus aucuns sens de l’expérience africaine. Quelques mois avant la conférence, il avait déjà évité de justesse une altercation avec un africain qui avait voulu connaître ses origines: « Je suis américain » lui avait répondu Baldwin. L’africain le pressa « Et tes parents? » « Américains, eux aussi! » rétorqua Baldwin. « Mais, répond l’africain, tu as forcément des ancêtres africains! De quels pays viennent-ils? » Baldwin dû lui avouer qu’il n’en avait pas la moindre idée. L’africain, extrêmement choqué, accusa Baldwin de renier ses ancêtres et de se moquer de lui. Baldwin se contenta de lui répondre que si c’était une plaisanterie, celle-ci était alors partagée par des millions de ses compatriotes Noirs-Américains. Au cours du Congrès à la Sorbonne, un événement va venir frapper Baldwin comme une révélation. Celui-ci se produisit lors d’une interruption de séance, tandis qu’il descendait le Boulevard Saint Germain en compagnie de Richard Wright et de quelques artistes africains: «Sur chaque journal de chaque kiosque du grand boulevard bordé d’arbre qui nous faisait face, il y avait la photo de la jeune Dorothy Counts qui, en route pour l’école de Charlotte, en Caroline du Nord se faisait insulter et cracher dessus par une foule haineuse. Il y avait dans le visage de cette petite fille une fierté inexprimable, une tension et une angoisse tandis qu’elle s’approchait des couloirs de la connaissance, avec tout le poids du passé derrière son dos en train de la huer. Cela me rendit furieux. J’étais à la fois empli de haine et de pitié. Et je me sentis honteux: certains, parmi nous, auraient dû être à ses côtés! Je restai encore une année en Europe.( Ma vie privée, à cette époque, était chancelante et il me fallait terminer un roman.) Mais, cette après-midi ensoleillé, je sus que j’allais quitter la France. Je ne pouvais simplement plus m’asseoir aux terrasses des cafés parisiens pour discuter avec des algériens au sujet du problème noir aux États-Unis. Chacun d’eux était en train de payer son tribut et il était temps que je rentre chez moi, payer le mien. » L’ignominie raciste qui avait forcé le jeune Jimmy à fuir les États-Unis en 1948, l’incitait donc maintenant à y retourner en 1957. Après neuf années d’exil volontaire dans le but de se « recréer » lui-même en tant qu’artiste, Baldwin aurait très bien pu, une fois son but atteint, choisir de rester dans sa patrie d’adoption, parmi ses nouveaux amis, dans un pays qui lui avait non seulement sauvé la vie mais qui l’avait également respecté. Mais, il sentit que son engagement à lui devait se dérouler chez lui, aux États-Unis, et non sur la scène internationale. Il sentit que la responsabilité lui incombait d’utiliser sa notoriété grandissante en tant qu’artiste au service de son peuple et de son pays. La suite fait, désormais, partie de l’Histoire...